.........Le
signor Capitano et mademoiselle Martin se rencontrèrent au
cinéma. C'était en 1935 ou 1936, On projetait "Les Temps
Modernes" pour la première fois à Paris. Le public de
cette époque n'était pas très exigeant, mais comme
le dit tout haut la demoiselle à la guichetière : " Pour
ce prix là on pourrait avoir du parlant!..." Capitano fit le
galant homme, dit que c'était bien vrai et proposa qu'on prenne
quelque chose au café d'en face. C'était la séance
de l'après-midi, on était en juin, il y avait dans l'air
une espèce de gaité. Le film les avait fait rire, en
particulier les scènes du cabaret quand charlot promène
son canard dans la foule et qu'il chante. Elle prit un air
sérieux, tourna la cuiller à petite vitesse dans sa tasse
de chocolat. Elle venait d'avoir trente ans. Ca ne se voyait pas parce
qu'elle faisait très attention à la nourriture, qu'elle
marchait beaucoup et qu'elle se couchait tous les soirs vers sept
heures et demie. Elle n'avait personne dans sa vie. Son père
était mort aux Dardannelles. Sa mère s'était
remariée avec le paysan d'à côté, un vieux
garçon qui avait au moins le mérite de travailler dur.
Son existence avait basculé quand un jour de mars la directrice
du pensionnat vint la chercher dans la classe de monsieur Lhote et lui
transmit d'épouvantables nouvelles au sujet de ses parents : le
train de Lourdes avait déraillé, leur wagon
s'était pulvérisé contre la pile d'un pont.
C'était un de ces wagons en bois d'avant-guerre. On avait
retrouvé les cadavres percés comme des pelotes
d'épingles... Capitano fit le joli coeur, raconta qu'il
était orphelin, qu'il faisait des courses de vélo en
italie et que les fascistes de san Tomaso l'avaient forcé
à quelques sales coups. Il dit que les chemises noires n'avaient
rien dans le citron et qu'il s'était sauvé en France pour
mener une vie normale. Il travaillait chez un maçon de Clichy et
s'était spécialisé dans les crépis à
la chaux. ." Vous savez, mademoiselle , la chaux c'est ce qu'il y a de
mieux pour la santé des murs et des habitants... Madone je vous
assure qu'il n'y a jamais d'humidité ..." Vers six heures elle
dit qu'elle devait rentrer, il régla au comptoir et l'accompagna
jusqu'au coin de la rue Chabert. "A bientôt, peut-être le
prochain film..." ..Elle ne dit ni oui ni non, fit un sourire et s'en
alla sans se presser. Capitano se retourna une fois ou deux, jeta un
coup d'oeil sur les murs de brique et les nuages. Un concours de
circonstances fit qu'il ne remit jamais les pieds dans le coin. En
quarante il s'engagea dans la Légion étrangère. On
lui apprit à conduire des chenillettes et il sauta sur une mine
près de Soissons. Les allemands lui firent une prothèse
du larynx, il perdit un oeil puis ils le livrèrent aux italiens
pour qu'il soit jugé et fusillé dans les règles.
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